Dix ans d’abstinence

Il y a dix ans, presque jour pour jour, ma vie «d’ivrogne» s’arrêtait.

Suite à un pépin de santé, lui-même consécutif à une consommation trop effrénée de boissons alcoolisées, elle-même due au soudain décès de ma mère, je cessai de me prendre pour le fantôme de Scott Fitzgerald et jurai sur la tête de mon chat que jamais plus, ma bouche ne s’ouvrirait pour honorer des liqueurs enivrantes.

À ma grande surprise, j’ai tenu parole et suis resté sobre comme le plus raisonnable des chameaux sillonnant les plaines d’Arabie. Même la plus inoffensive des bières, le plus doux des vins n’ont eu raison de mon obstination et j’ai passé toutes ces années loin des vapeurs de bourbon ou de whisky single mat que pourtant j’affectionnais tant. Du jour au lendemain, sans l’aide de personne, si ce n’est la trouille de me retrouver six pieds sous terre avec un train d’avance, j’abandonnai l’un de mes passe-temps préférés et me livrai tout entier à une vie où l’eau gazeuse devenait mon plus fol divertissement.

J’ai accompli tout ceci sans le moindre effort

Dans les rayons des supermarchés, je file devant les étagères remplies de bouteilles d’alcool avec la même désinvolture que s’il s’agissait de couches-culottes; je passe des soirées entières à carburer au Coca zéro sans envie d’étrangler ma voisine de table qui aurait commis l’affront de me demander si je pouvais lui passer la bouteille de Chablis plantée devant mes yeux; je participe à des repas interminables au restaurant, chez des amis, en solitaire et jamais ne suis tenté de les égayer par le recours à quelques vieux Bourgogne qui me rendraient le temps moins long.

Je n’ai pas été héroïque; simplement l’alcool a disparu de ma vie, il s’en est allé sous d’autres toits, et si parfois, quand l’existence m’accable de trop, j’en viens à souhaiter sa visite, cette envie ne dure pas et c’est sans encombre que je passe l’obstacle. Mon humeur n’en a pas trop souffert, si ce n’est que lorsque je me retrouve à fréquenter des inconnus –ce qui m’arrive une fois par décade– j’ai une légère tendance à leur sourire bêtement quand par hasard ils en viennent à me questionner là où autrefois, sous l’empire de la boisson, j’arrivais à bredouiller une vague réponse que personne ne comprenait.

À dire vrai, je n’étais pas à proprement parler alcoolique.

Je pouvais rester des semaines sans boire, il me semble, mais l’honnêteté me pousse à dire que j’aimais avoir bu; cette impression de légèreté, d’oubli, d’évasion qui autorise toutes les audaces, même les plus folles, surtout les plus folles; cette douce ivresse qui permet d’aller dans la vie insouciant et joyeux sans s’inquiéter du lendemain; cette impression d’aimer le monde entier, d’être capable de fraterniser avec son voisin, d’enchanter le quotidien et de le barioler de couleurs si vives qu’il devient soudainement fréquentable; ne plus savoir qui on est vraiment et s’en moquer royalement; être bien sans raison et se sentir capable de renverser des montagnes; et puis l’élégance de l’alcool aussi, son charme, sa beauté, son parfum, sa couleur, son innocence et sa roublardise, ses vertiges et ses démons quand il cesse d’agir et qu’on se retrouve seul dans le désert de ses illusions perdues –toute la fantasmagorie de l’ivresse.

Fondamentalement, je n’ai pas vraiment changé: quelqu’un qui m’aurait connu du temps où je buvais et qui viendrait à me revoir sans rien connaître de mes déboires alcooliques me trouverait pareillement assommant et tout aussi impossible à fréquenter. Mon désespoir joyeux ne m’a pas quitté, pas plus que je n’ai sombré encore plus en avant dans les vapeurs d’une désespérance féroce. Je m’efforce toujours de rire de tout de peur d’être noyé dans un océan de larmes et je suis demeuré aussi fort que fragile.

Mes angoisses sont les mêmes, mes attentes aussi et, même sans alcool, le fantôme de Fitzgerald continue toujours à me hanter, lui qui écrivait cette phrase que je me répète à chaque seconde de mon existence: «Il faudrait comprendre que les choses sont sans espoir et pourtant être fermement décidé à les changer».

Santé!

Laurent Sagalovitsch —  — mis à jour le 8 août 2018 à 11h43 (Slate)